Demain tu pars en France

Une trajectoire sur deux rives

                  

                       Dtpef

    

 Resume

                            Quelques extraits

                                            9 juin 1962, 7 heures du matin, « Jour J » à Béni-Saf

     … Maman ne cessait de marteler depuis plusieurs jours « fais bien attention, occupe-toi de tes neveux, écris-moi souvent ». Déjà le poids des responsabilités était annoncé sans équivoque ! Maman écartelée entre la satisfaction de nous mettre à l’abri et le regret de nous voir partir se torturait. L’indépendance approchait, les évènements se précipitaient.

      Valises et sacs, fin prêts depuis la veille, attendaient patiemment dans les chambres. La lumière vive éclairait abondamment la baie vitrée du petit hall d’entrée. L’été et ses touffeurs montraient déjà leurs griffes. La préparation des bagages avait été laborieuse. Les interrogations ne manquaient pas : combien de temps durerait le séjour ? Quels vêtements choisir ? Quel temps ferait-il en métropole ? Combien de bagages fallait-il prendre ? Autant d’incertitudes difficiles à maîtriser par maman. Le bébé pleurait dans la chambre comme s’il refusait de partir. La tétine gorgée de sucre et les bras des adultes calmèrent la situation. Le petit blondinet de deux ans s’interrogeait sur les raisons de ce charivari matinal. Maman ne savait pas où donner de la tête et lançait ses recommandations tous azimuts pour se rassurer. Le petit déjeuner très frugal s’achevait. Les aiguilles du réveil ravivaient notre fébrilité. J’étais transmuté  en Cerbère, une tête pour veiller sur ma sœur, l’autre sur mes neveux et la troisième sur moi. Une charge un peu trop lourde pour ma charpente osseuse d’adolescent. L’atmosphère de débâcle évoquait l’évacuation des enfants des îles Anglo-Normandes vers l’Angleterre, avant l’occupation allemande. Une tension extrême électrisait la maison…

                                                              Le ravin béni-safien

        … Le ravin, el barranco, fut une vaste friche séparant deux rues étagées. Il servait aux enfants de terrain de jeux et de source inépuisable de cailloux, jouets magiques des pauvres, aux multiples facettes. Opportunité instinctive pour les enfants de la rue et du soleil que nous étions à cette époque. Sitôt libérés de nos obligations scolaires, nous occupions avec l’enthousiasme débordant de l’enfance, une autre école plus rugueuse, celle de la rue et ce, malgré les dangers latents, inhérents aux évènements

                                                               La cuisine du soleil 

       ... La cuisine du soleil nous éveillait aux goûts et aux palettes de saveurs les plus variées d'une société multiculturelle, un arc en ciel de plats cuisinés, symbiose du savoir-faire de nos mères, grands-mères: couscous, paëlla, frita,salade juive,polenta,migas. Ces merveilleuses "saveurs quintessenciées" selon l'expression de l'écrivain Manuel Vasquez Montalban, un fil d'Ariane que j'essaie de transmettre de temps à autres à mes enfants avant qu'il ne s'effiloche avec le temps dans le royaume du hamburger.

         ... Les odeurs et les gôuts familiers, même furtifs, me ramènent toujours aux souvenirs de maman et mémé, accolées à leur fourneau.

         ... Sa main repartait ensuite à l'assaut du couteau rangé dans la table en bois de la cour. Elle sectionnait, avec assurance, les gousses d'aïl en menus morceaux. Ce petit bout de femme, de noir vêtue, courbée sur la table de travail recouverte d'une toile cirée, se redressait, tendait le bras droit et lâchait les caïeux fragmentés dans une fine pellicule d'huile d'olive parfumée. Un crépitement fusait de la cocotte en fonte noire, comme un cri de désespoir. Cette petite musique, pareille à une déchirure, scellait le mariage de l'huile et du feu. Une forte odeur de friture envahissait instantanément la petite cour protégée de la brise marine.

                                                                Les escaliers

         ...Les nombreux escaliers barraient la ville de longues saignées. Les rampes tubulaires, placées au milieu, servaient d'appui salvateur lorsque les habitants grimpaient à la falaise ou aux rues somitales, sous les rayons ardents du soleil. La sueur dégoulinait des visages, les jambes ne portaient plus, refusant d'obéir. Les marches interminables se démultipliaient et retenaient les corps ramollis par la touffeur accablante. La pesanteur perdait le nord, ou plutôt le sud, sans raison, et semblait plus avide des corps à la dérive. Les jours de marché, les Béni-Safiens du haut devenaient esclaves du géotropisme. Les ménagères chargées de victuailles, épuisées, agrippaient fermement les rampes pareilles à des alpinistes en cordée...

                                                                La rue Bugeaud et la falaise

         ... La rue Bugeaud par sa position avait le privilège des tuiles faîtières penchées simultanément sur deux versants, côté ravin la ville,côté falaise la mer. Il ne faisait aucun doute que le côté falaise l'emportait par sa somptueuse beauté. Du linge suspendu aux vieux étendoirs claquait au vent sous un soleil de feu. Le paysage imprimait sa signature méditerranéenne. Une des extrémités de la rue débouchait sur la grande falaise. A la tombée du jour, après de rudes journées, mineurs et pêcheurs se mêlaient aux retraités et rejoignaient par petits groupes, ce coin privilégié, ce balcon sur la mer.

        ... Agrippés aux barbelés branlants, flirtant avec le dangereux précipice, un regard furtif suffisait aux yeux les plus aguerris pour reconnaître la flotille de chalutiers, le Régis, le Raoul, le Marc-Eric, le Milan, noms qui revenaient en leitmotif dans la bouche de papa.

                                                               Les "pignols"

        ... L'approche des vacances annonçait l'arrivée triomphale des abricots et de leur noyau dans mes poches. Je convoitais les pignols, intérieur dur des drupes, plutôt que leur délicieuse chair tendre et sucrée. Une certaine fébrilité gagnait les enfants de la rue. Je suppliais maman d'acheter ces fruits "tant défendus" sur les trottoirs.